à
KRISTEL de Guy Jurado
Les
personnages et les évènements qui y sont relatés
sont
de pure fiction. (sauf la boulangère et le chauffeur du car)
L’auteur
a
tenté de respecter l’authenticité des autres
composants du récit.
24
juillet 1956, 7 heures 30 …
Les
deux ânes trottinent allègrement malgré la pente
et les deux bonbonnes de verre vides enrobées de fines lames
de roseau tressées, que chacun transporte dans ses couffins
d’alfa battant sur les flancs des deux animaux dociles ce jour-là.
Kader marche d’un pas assuré derrière eux, songeur,
la tête enturbannée et protégée des
ardeurs du soleil par un chapeau tressé de paille et de fils
de laine colorés, dru et à larges bords, tout racorni
par les années, la sueur et les rayons du soleil d’Algérie.
Chaque matin, réglé comme une horloge suisse, il
accomplit ce parcours qui lui est si familier maintenant. Kader ben
Amar, pêcheur de son état, est inquiet en pensant à
sa barque presque aussi âgée que lui, échouée
en piteux état sur la plage de Sidi Moussa. Hier, une vague
sournoise l’a surpris et « ma rascasse » a
été drossée sur le rocher allongé
affleurant l’eau près du rivage de la crique, alors qu’il
rentrait d’une pêche fructueuse au large de la Pointe de
l’Aiguille. Les savonnettes, poissons aux teintes mordorées,
roses, irisées et changeantes, à la peau soyeuse et
glissante comme celle d’une sirène, se sont bien vendues au
restaurant chez Faudry, réputé dans toute la région
pour ses mets délicats et ses recettes raffinées.
Perché, penché presque au raz de la falaise surplombant
la crique Tamda, il y règne une atmosphère particulière
entretenue par le bruit des fourchettes, la faconde du patron,
ponctuée par son tablier blanc mettant en relief son estomac
généreux et les cris de joie des yaouleds plongeant du
rocher carré situé au-dessous pour aller, certains
jours, cueillir avant qu’elles ne touchent le fond, les piécettes
lancées par des clients amusés et admiratifs, attablés
près des auvents de bois.
Kader
cultive aussi, sur un minuscule lopin de terre entouré de
roseaux, des tomates, des poivrons et autres primeurs attendus avec
impatience chaque samedi sur le marché du village de
Saint-Cloud, situé à l’intérieur des terres à
10 km de là. sur l’axe routier Oran-Arzew. Le petit port de
pécheurs de Kristel est constitué de deux criques à
l’abri des vents d’est, cernées de jardins potagers. Il
s’épanouit au pied de la montagne des Lions. Il a vu naître
Kader qui a participé à l’éprouvante et si
cruciale campagne d’Italie et qui a retrouvé sa terre
natale, son « bled » charmant qu’il
n’échangerait pour nul autre dans cette Oranie dont il est
fier, creuset où vivent encore en bonne intelligence malgré
les évènements, arabes, juifs et européens
d’origine espagnole, italienne et bien sûr métropolitaine
depuis 1830, pour les européens, jusqu’à nos jours.
Revenir ici, à la fin de cette terrible épreuve, avec
pour apothéose de l’horreur, Monte Cassino, a été
pour lui et les siens, la fin d’un cauchemar qui lui a fait don
d’un nouveau regard sur les activités paisibles de sa
deuxième existence. Son père et les parents de son père
sont aussi nés ici à Kristel. Lui, arbore avec fierté
le mince ruban de la Médaille Militaire attribuée le 5
juin 1944 pour sa bravoure à Monte Cassino et celui de la
médaille commémorative de la campagne d’Italie.
La
route en lacets monte vers la source d’où jaillit en ce lieu
si aride, une eau fraîche et bruissante que viennent
régulièrement recueillir les voyageurs de passage tant
sa fraîcheur et son goût sont appréciés.
L’autre source, celle du village, est destinée à
l’arrosage des jardins potagers mais les piaillements incessants
des femmes font préférer à Kader, celle au flan
de la montagne bordant la route montant vers St Cloud. Redescendre
l’eau vers sa maison de pierres scellées d’argile est
moins fatiguant pour ses deux ânes devenus pour lui des
compagnons ayant droit à son affection… Kader est inquiet
pour son embarcation mais heureux aussi des bienfaits qu’Allah lui
prodigue. Ses deux femmes ne lui causent aucun souci et lui ont donné
six beaux enfants dont les trois derniers, Rachida, Mouloud et Karim,
à qui Fatima a donné le jour, fréquentent encore
la petite école primaire à un étage de Kristel,
repeinte régulièrement à la chaux teintée
de jaune pâle. L’école avec sa rumeur de classes
laborieuses, domine une cascade de petites maisons cubiques de
pierres sèches ou aux enduits de couleurs pastel, si agréables
pour l’œil sur fond des bleus changeants de la mer et du ciel et
de la baie offerte jusqu’au Cap Falcon à gauche et jusqu’à
la Pointe de l’Aiguille à droite. Ses deux aînées,
Larissa et Aïcha occupent chacune un emploi respectable et
rémunéré correctement l’une chez un colon de
Saint-Cloud, l’autre au bureau de poste d’Arzew. Ali ne sera pas
un modeste pêcheur, peut-être, inch allah, un maître
d’école comme le jeune métropolitain célibataire
logé à l’école, timide et dévoué,
si apprécié des parents, de Monsieur l’Inspecteur
Primaire et des enfants et qui rougit chaque fois que des gamines
effrontées font mine de vouloir le séduire ! Ali
est élève en 1° moderne au Lycée Ardaillon
d’Oran. Chaque lundi avant le lever du jour, il emprunte le car de
Francisco qui le mène à Oran pour rejoindre son
internat avant la reprise des cours. Oui, Kader est un homme comblé
et tout à l’heure, après avoir déchargé
la cargaison d’eau, ses épouses rempliront les gargoulettes,
les seaux et les bassines de fer blanc et iront déposer un
bidon du précieux liquide sur le seuil de la mechta de la
vieille Leila devenue quasiment aveugle. Il donnera à manger
et parlera à ses deux ânes et ce soir, honorera, cette
fois, sa première épouse Khadija devenue si sensuelle,
qui attend chaque jour son retour et qui lui a fait promettre ce
matin que c’est elle qu’il rejoindrait quand les enfants
dormiront. Khadija a tout appris à celle, de dix ans sa
cadette qui est arrivée dans la minuscule maison à
l’âge de quinze ans, six ans après elle. Fatima et
elle se partagent avec sérénité et une intime
complicité ce mari qui les traite avec douceur, si
différemment de la façon dont leurs pères ont
traité leurs mères respectives. A Kristel, les hommes
ont la réputation d’être généreux,
loyaux et travailleurs. Kader, au contact des français et de
tous ses frères d’armes avec qui il a partagé bien
des souffrances, est revenu bien changé de cette guerre qui
aurait pu le coucher à jamais dans la boue d’Italie ou sur
le sol décharné labouré par les bombes, comme
tant d’autres frères d’Algérie ou de métropole,
marocains, tunisiens et africains de diverses colonies, morts pour
cette France à la fois reconnaissante et ingrate pour ses fils
d’outremer. Kader est respecté de tous les hommes du
village, pécheurs ou maraîchers. Seul Moussa, un berger
taciturne entraînant chaque jour ses moutons et ses chèvres
depuis les contreforts de l’ancienne mine de fer désaffectée
jusqu’aux hauteurs d’Aïn Franin, en parcourant les traces
dans le djebel, au-dessus des plus hauts lopins de terre cultivés
et clôturés de haies de roseaux, lui jette quand il le
croise, des regards sournois et en crachant avec mépris au
sol, lui a dit un jour :
«
Kader, tu es un roumi plus qu’un arabe et tes frères te le
feront payer un jour. » Kader, qui pense que ce jeune
homme est un peu maboul, lui a répondu aimablement qu’il se
trompait et a poursuivi sa route vers sa parcelle de terre pour y
arroser avant la nuit ses pieds de tomates et de haricots verts.
Hassan a craché à nouveau en lançant un caillou
du chemin dans la direction du vieux bouc chargé de ramener
les égarés vers le troupeau et qui s’attardait sur
une pousse d’arbousier. Personne ne se soucie de lui et pourtant,
certains dimanches, il se rend à Oran en passant par Arcole et
rencontre dans un bouge innommable de Petit Lac, bidonville d’Oran,
un grand arabe fanatique, hautain et osseux qui se prétend
missionné par une personnalité importante venue
d’Egypte et vivant à Tunis, pour recruter et former des
hommes sans peur désireux, d’après ses dires, de
mériter le paradis….
°°°°°°
24
juillet 1956, 5 heures 45 …
Tony,
Emilio, Lucien, David et Ali le fils de Kader, s’étaient
promis solennelle ment
de passer une journée entière ensemble à la
plage de Kristel pendant les grandes vacances. Ce sera le mardi 24
juillet ….c’est à la fois la fête et l’anniversaire
de Christine qui passe l’été à Kristel et elle
plait tant à Emilio ! La jeune fille de Kléber est
interne au Lycée Stéphane Gsell d’Oran, et il la
voit souvent lors des promenades surveillées des internes le
jeudi après-midi à la promenade de Létang ! Les
cinq larrons, internes eux aussi à Oran aux Lycées
Lamoricière et Ardaillon et amis d’enfance, ont appris à
nager ensemble et les premiers émois amoureux, les fou-rires
et concours de vitesse à la nage jusqu’au rocher plat ou à
l’aplomb du bateau coulé face à la crique, les
longues soirées à la belle étoile sur le sable
encore tiède, les ont marqués à jamais. Que de
plaisir de pratiquer pour la galerie le saut de l’ange ou de la
carpe depuis le rocher carré et plus tard de sauter sans peur
de la falaise du « Nid de Pierrots » ! Ils
forment une équipe soudée composée d’adolescents
bravant quelques remarques acides d’adultes bien-pensants de tous
bords. Hier après-midi, ils ont établi la liste des
affaires à emporter lors d’une réunion tenue au
jardin public de Saint-Cloud, assis autour du bassin rond surmonté
d’un « mankenpiss » de bronze, …Ne pas
oublier maillots, masques et tubas, la corbeille à légumes
avec sa chambre à air pour les oursins, les cabacets à
attacher sur les porte-bagages des vélos, avec du pain
et des mantecaos de chez Annette, la frita au lapin préparée
par Maria la mère d’Emilio tôt avant le départ
prévu à 6h30 et un couscous spécial pique-nique
concocté par Aïcha la sœur d’Ali et qui habite à
St Cloud à la ferme Montréal. Lucien s’est présenté
avec du raisin muscat de sa treille, un riz au lait à la
cannelle de sa grand-mère et du nougat dur d’Espagne. Des
briques à l’œuf préparées par Rachel, la mère
de David et saucisson sec, soubressade et longanisse achetés
par Incarnation, la mère de Tony, sont venus compléter
cet assortiment de mets à l’image de la bande de copains.
Tomates et figues noires ou vertes et de barbarie seront achetées
à Kristel. Un peu d’eau fraîche parfumée à
l’antésite ou à la poudre de coco de Calabre pour la
première partie du trajet, les gourdes, deux ou trois pour
chacun, seront remplies à l’une, deux ou aux trois sources
de Kristel à l’aller et au retour Ce matin, ils se sont
levés à cinq heures… les cannes à pêche,
un peu de sulfate de cuivre interdit, pour faire émerger les
vers de rochers servant d’appâts, le brometche, bouillasse
infâme préparée depuis des semaines dans un pot
bien fermé, à base de vieux fromages et de sardines
pourrissants, à l’odeur repoussante mais indispensable pour
attirer le poisson sur la zône de pêche, les
démonte-pneus, rustines et dissolution en cas de crevaisons
sur la dure route de Kristel. Les vélos sont prêts,
pneus bien gonflés, pompe sur le cadre, antiques pour la
plupart mais vaillants compagnons de jeunes gens qui affronteront une
route escarpée sur les cinq derniers kilomètres, très
dangereuse en descente par sa dénivellation, une vieille
carcasse rouillée d’automobile des années 40
rappelant aux voyageurs l’accident terrible qui décima une
famille en ce lieu, route source de souffrance lors du retour des
cyclstes vigoureux, téméraires ou présomptueux.
Rares sont ceux, amateurs, capables de remonter cette cote
interminable sans mettre pied à terre pour continuer en
poussant un vélo devenu de plomb! Aussi, Tony, Ali, David,
Lucien et Emilio, fanfaronnent-ils déjà, en se vantant,
chacun, d’atteindre le sommet sans défaillance !
Les
voilà partis, pédalant doucement car la route monte dès
le départ. L’odeur des pins et le chant des cigales de la
forêt de La Source qu’ils longent les enchantent et leur
rappellent les sorties en famille et les escapades sous les
eucalyptus du réservoir d’eau alimentant la bourgade et la
chasse aux moineaux, au stack dans les oliviers qui bordent l’oued
le plus souvent à sec. Le soleil commence à annoncer
ses futures ardeurs. la journée sera belle et les kilomètres
se déroulent au rythme des mollets qui se tétanisent. A
droite, la route de terre vers la ferme Tazdout et l’ex-four à
chaux, s’enfonçant au milieu de lentisques, chênes-verts,
palmiers-nains et autres arbousiers. Ce serait un superbe raccourci
que ce chemin caillouteux surnommé « un ratico a
pie y el otro caminando"qui mène à la ferme. Un
jour, Kader avait dit qu’il rêvait de dévaler les
pentes abruptes vers la majestueuse plage Santa et son auberge de
Jeunesse qui abrite de temps à autre de rares initiés
amoureux de ce coin sauvage aux rochers plats nids d’arapèdes
et de bigorneaux! La falaise et l’à-pic des pentes ne
permettent même pas d’espérer s’y essayer !
Dommage car la plongée vers le village surmonté de son
marabout serait superbement excitante !! Le
dernier dos d’âne franchi, le panorama de majesté et
de beauté qui se présente est à couper le
souffle. Tous les cinq ont promis à leurs parents la plus
grande prudence pour négocier cette descente en lacets taillés
dans une roche aux couleurs mêlées où l’ocre se
marie avec toutes les nuances de la palette nature …
°°°°°°
24
juillet 1956, 8 heures…
La
vieille camionnette grise 203 Peugeot couverte de boue séchée,
à l’échappement bruyant et au moteur fumant mais
encore vigoureux, parcourt à vitesse mesurée la route
partant du faubourg Gambetta d’Oran vers Kristel en passant par
Canastel et AÏn-Franïn. Elle croise de temps à autre
une 4CV, une Vespa ou une aronde de petit colon se rendant à
la plage ou à la pêche et double difficilement par
manque de visibilité, quelques carrioles et des ânes
chargés de ballots, dans les virages qui se succèdent.
Le conducteur semble éviter d’entreprendre des dépassements
de véhicules automobiles sur cette route bordée de
genêts se découpant sur le bleu aujourd’hui du plus
pur outremer, de la Méditerranée piquetée de
moutons d’écume immaculée, omniprésente à
perte de vue en contrebas. Pourtant la beauté sublime de la
baie d’Oran n’intéresse pas les deux hommes. Au volant, le
grand osseux qui se fait appeler Tahïeb. A son coté,
Moussa recroquevillé sur le siège, emmitouflé
comme le conducteur dans une djellaba qui leur remonte jusqu’aux
yeux. Ils sont tendus, aux aguets, soucieux de passer inaperçus
dans ce véhicule pourtant si commun et aux plaques
d’immatriculation illisibles tant la boue séchée les
souille. Sous le siège- banquette élimé au skai
déchiré formant des verrues de kapok, dans un haillon
crasseux maculé de graisse, un pistolet mitrailleur MAT 49,
avec son chargeur engagé contenant 22 cartouches de 9mm et sa
culasse armée … les gendarmes de St Cloud sont devenus plus
zélés depuis le 1° novembre 1954, date de
l’embuscade dans les Aurès qui a déclenché les
évènements mais l’Oranie est calme et la région
de Kristel si tranquille. Alors, les deux complices croient en leur
barraka ! Mektoub ! Il y a bien longtemps que Moussa a
gravé dans sa mémoire, les moindres habitudes de Kader.
«
Beni kelb, le chaouch des français facilite le travail avec
ses habitudes de militaire !»
Il
a fallu longuement préparer le piège pour arriver à
sa hauteur dans le troisième virage avant d’arriver à
la source en remontant la cote, là où la visibilité
depuis les lacets de la route est nulle. Un sentier proche
s’enfonçant dans une faille de la roche permettra d’y
planquer le PM après la rafale, … un endroit tellement
rocailleux et si sûr !
« L’élimination
de ce salaud de Kader sera un avertissement pour tous ceux qui aiment
les français ! ». Vingt secondes suffiront,
une courte giclée de balles dans le ventre et vite, le sourire
kabyle pour le traître et ses deux bourricots, pour le village
et les journaux des roumis…
Hassan
regarde souvent sa montre... tout va bien.
« prépare
la MAT, souffle Tahïeb !» on arrive … aujourd’hui
et à cette heure-ci, peu de circulation… pas de bruit de
moteur, c’est bon pour nous. D’ici, on peut voir la route, à
part dans ce morceau de virage, là-bas mais une auto ne peut
pas s’arrêter à cet endroit.
°°°°°°
24
juillet 1956, 7 heures 50…
La
descente des cinq cyclistes se passe bien, chaque virage est négocié
en pros et les semelles de corde des espadrilles s’appuyant sur les
pneus viennent fréquemment épauler les patins des
freins ! Le soleil darde ses rayons sur les crânes et les
épaules courbées. La soif dessèche les palais,
la sueur pique les yeux malgré le vent de la vitesse. Emilio
crie à ses compagnons : « On s’arrête
pour boire, d’accord ? là-bas dans le fossé au
creux du prochain virage à gauche, du coté montagne »
Personne n’osait le demander aussi la vitesse décroît
puis ils mettent pied à terre…
Les
gourdes d’aluminium sortent de leurs étuis de toile kaki et
chacun boit longuement à la régalade. Emilio a sorti
une bota qui suscite chaque fois les quolibets
« como
te parece tu vino rosado, caracol borracho ? » mais
il n’en n’a cure et sa gorge déglutit comme un ressac sans
qu’une goutte d’eau fraîche du jet courbe sous pression ne
coule sur son visage, son cou ou son torse bronzé luisant de
sueur !
Après
un quart d’heure, le signal du départ est donné et la
file indienne se reforme…en sortant du virage, Ali pousse un cri de
joie
« regardez !
là, c’est mon père avec ses bourricots ! »
°°°°°°
24
juillet 1956, 8 heures 08…
Tout
se passe si vite que Kader, Tony, Emilio, Lucien, David et Ali,
semblent assister à la projection d’un film surexposé
projeté au ralenti ... Personne n’a vu ni entendu arriver le
camion, moteur coupé, lancé dans une course folle… le
chauffeur, bouche ouverte dans un cri muet, hurle à
l’attention des enfants et de Kader… pour tenter d’éviter
le groupe, il fait rugir ses pneus en braquant brutalement à
gauche vers le ravin … le bruit du moteur de la camionnette proche
qui monte est à peine audible quand elle apparaît face
au nez du vieux GMC américain datant de la dernière
guerre et chargé de trois grands fûts d’essence …
derrière le pare-brise, deux djellabas s’envolent et les
yeux exorbités font pendant au rictus du chauffeur du poids
lourd …. Le choc est assourdissant, d’une violence inouïe,
des fragments de la 203 volent dans la direction du groupe qui reste
hébété… David réagit en plongeant vers
le fossé….Kader a compris en une fraction de seconde et
plaque au sol, avec brutalité mais efficacité, les
garçons heureusement regroupés. Du ventre ouvert d’un
âne resté immobile sur ses pattes, sont en train de
s’écouler sur le macadam chaud, des entrailles à
l’odeur âcre…
Le
GMC disparaît dans le ravin derrière la 203 qui glisse
puis rebondit sur
la pente…le crépitement d’une longue rafale d’arme
automatique couvre pendant un court instant les plaintes des tôles
broyées et de la mécanique tyrannisée …bien
plus bas dans le ravin, une longue flamme fuse, précédant
l’explosion énorme qui embrase les deux véhicules et
envoie vers le ciel une gerbe de cailloux, de roches et de tôles
fumantes… Kader a compris en reconnaissant Moussa, que la rafale
lui était destinée et l’épouvante lui glace le
sang en réalisant que son fils et ses amis y auraient aussi eu
droit !
Ce
matin, une page sombre de l’histoire de Kristel, de Kader et du
groupe d’amis vient de s’écrire.
Capesterre 19
Janvier 2008